Alors que les applications de covoiturage commencent à contrôler les scooters et les vélos en libre-service, il devient de plus en plus difficile pour la population urbaine de prendre des décisions sur la façon de se déplacer dans leur ville. De nombreuses questions se posent, à la fois écologique mais aussi financière ou pratique, que la multiplication des possibilités complexifie.
Le concept de Walled Garden
Dans le domaine de la mobilité du XXIème siècle, la technologie prend une place importante. Un concept essentiel est le « walled garden » que l’on peut traduire littéralement par « jardin clos » ou plus objectivement pas « écosystème clos ». Il s’agit d’un concept essentiel aujourd’hui en matière de stratégie commerciale technologique, qui pourrait changer radicalement le déplacement dans les villes.
En substance, un walled garden est une plateforme technologique fermée qui limite les informations et les options disponibles pour l’utilisateur. Un exemple très connu, qui permet de mieux comprendre ce concept est la société Apple. Lorsqu’un utilisateur de smartphone possède un Iphone, pour télécharger une nouvelle application il doit se rendre sur l’App Store d’Apple. Apple sélectionne les applications qu’il est possible d’obtenir dans l’App Store, en attirant immédiatement l’attention sur certaines d’entre elles et en obligeant à en chercher d’autres. Apple décide également si une nouvelle application sera ou non mise à la disposition de ses utilisateurs et à celle des 500 millions de personnes qui visitent l’App Store chaque semaine. Cela donne à Apple beaucoup de pouvoir, ce qui peut provoquer la consternation ou la controverse lorsqu’une application est rejetée. Ce concept n’est pas limité à la marque Apple, on le retrouve chez Amazon par exemple avec les liseuses Kindle dont le contenu est limité à celui proposé par la marque.
Le système clos utilisé dans le domaine de la mobilité
Pour la première fois, la stratégie des walled garden est appliquée au transport urbain, avec les géants du covoiturage Uber et Lyft qui cherchent à ajouter de nouveaux modes de mobilité à leurs applications. En 2018, Uber a annoncé des partenariats ou des acquisitions liés au partage de voitures (Getaround), au partage de vélos électriques (Jump), au partage de scooters électriques (Lime) et aux transports publics (Masabi). De son côté, Lyft a acquis l’opérateur de vélos en libre-service Motivate, a lancé son propre service de scooters électriques et a commencé à intégrer de nouvelles fonctionnalités de transport public dans son application. L’enjeu est de taille : les deux entreprises, ainsi que la société chinoise Didi Chuxing, veulent devenir des jardins clos en proposant des services de planification des déplacements et de billetterie pour tous les trajets urbains souhaités par les utilisateurs.
Il s’agit d’une décision judicieuse pour les entreprises, car elles peuvent se protéger contre le risque que des modes de transport comme les scooters et les vélos électriques cannibalisent leur service de transport en commun principal. Mieux encore, elles pourraient attirer de nouveaux utilisateurs vers leurs services de covoiturage de base. Par exemple les habitants de Washington, D.C., New York, Chicago, Portland ou Columbus, qui utilisent l’application du système public de vélo en libre-service à – qui sont tous exploités par Motivate, récemment acquis par Lyft – il y a de fortes chances que des intégrations avec l’application Lyft soient prochainement disponibles facilitant ainsi la mobilité cross-modale.
La place de l’utilisateur dans ce jardin clos
Ce système de walled garden peut être facilement étudié sur le sol américain qui comprend de nombreux types de mobilité selon les villes, des structures routières très embouteillées, des innovations dernier cri en terme de mobilité. Ce nouveau concept, pourraient alors affecter ces différents modes de transport, ce que les villes espèrent pour diminuer les embouteillages et offrir une mobilité à ceux qui ne peuvent pas s’offrir un véhicule personnel. De nombreuses agences de transport en commun américaines proposent des applications avec des fonctions de planification des trajets et de billetterie, mais aucune application de transport en commun ne permet aux utilisateurs de réaliser une réservation complète de son trajet sur plusieurs modes de transports.
Si les transports publics deviennent l’un des nombreux services disponibles dans l’application Uber ou Lyft, cela soulève un certain nombre de questions épineuses. Les organismes de transport public désintermédiés recevront-ils des données sur le moment et la raison pour lesquels les usagers ont acheté des billets, ce qui leur permettra de planifier un meilleur service ? Devront-elles payer une commission lorsqu’un usager réserve un billet par le biais d’une application Uber ou Lyft, ce qui réduirait leurs revenus d’exploitation déjà en baisse ?
Et peut-être le plus important, Uber ou Lyft vont-ils concevoir leurs applications de manière à détourner les gens des transports publics au profit de leur service de covoiturage ? Bien qu’Uber et Lyft insistent sur le fait qu’ils considèrent les transports publics comme un allié dans la guerre contre la possession d’une voiture, les sociétés ont ciblé leur marketing pour courtiser les usagers des transports en commun. Que se passerait-il si Uber utilisait son application pour pousser les gens vers le covoiturage et les éloigner du transport en commun ? Cela pourrait nuire aux services ferroviaires et de bus dont les résidents à faible revenu ont besoin pour se rendre au travail et sur lesquels les urbanistes comptent pour réduire les embouteillages.
Au-delà de leur impact sur les transports publics,ce concept appliqué à la mobilité urbaine pourrait créer des expériences d’utilisation difficiles pour ceux qui ne conduisent pas. Voulez-vous vraiment basculer entre trois ou quatre applications différentes pour trouver le scooter électrique le plus proche ou le service de covoiturage le moins cher ? Les facteurs d’ennui, de multiplication des choix, la difficulté de réservation pourraient contraindre les utilisateurs à choisir un véhicule personnel à la place de l’utilisation des transports en commun.
Il est notable que disposer de plusieurs modes de transport dans une seule et même application permet de réduire les coûts pour les entreprises voire sur les usagers. Cependant dans un écosystème clos, le choix de l’usager est limité aux partenaires de la marque principale. Imaginons qu’une personne se rende d’un point A à un point B en utilisant un vélo en libre service puis un bus puis à nouveau un vélo en libre service. Cependant les deux utilisations de vélo se feraient grâce à deux applications différentes car deux gestionnaires de parc différents au point A et au point B. L’utilisateur aurait donc plusieurs applications, rendant son parcours plus complexe que l’utilisation d’une voiture personnelle. La question d’un walled garden se pose donc pour l’intérêt de l’utilisateur. La multimodalité semble une bonne chose mais ne pourrait-elle pas être proposée sur une même plateforme pour tous les modes de transport.
Il se pose alors la question de l’investissement des villes dans la multimodalité. Peuvent-elles être gestionnaires de ce type de plateforme, laissant la place à des partenaires? Au contraire, seraient-elles gestionnaires des transports publics en laissant des sociétés privées gérer les mobilités douces et les VTC? Il est donc intéressant de comprendre comment des villes américaines, dans lesquelles des quartiers sont bien dessinés et de grandes tailles, prennent au sérieux les objectifs de la mobilité en tant que service (MaaS) avec la disparation de la barrière entre les modes de transports privés et publics. En laissant ouvert la possibilité de réaliser des walled garden, les municipalités risquent de voir la relation client dégradée et l’adoption de nouvelles mobilités limitées.